Le projet vise à étudier le profil collectif de la magistrature de l’Etat indépendant du Congo (EIC), de la Belgique et du Ruanda-Urundi de 1885, date de la fondation de l’EIC, à 1962, date de la fin du régime mandataire au Ruanda-Urundi. Par « magistrature », nous entendons d’une part le personnel habilité à rendre la justice (juges, procureurs, administrateurs territoriaux) (env. 1700 individus), et d’autre part les structures institutionnelles (cours et tribunaux) sur lesquelles s’articule l’exercice de la justice dans l’espace colonial.
L’objectif est de dépasser la constitution d’un répertoire biographique ou d’un dictionnaire pour réaliser une véritable prosopographie des magistrats « africains » de 1885 à 1908 et de 1908 à 1962, articulée autour de l’analyse des réseaux. En combinant l'expertise des trois co-promoteurs, le projet teste le potentiel d'innovation produit par l'outil prosopographique appliqué à un corpus délimité (le milieu colonial belge entre 1885 et 1962) dont on pressent les nombreuses interconnections. Cette analyse permettra d'étayer de nombreuses hypothèses formulées autour de la constitution des 'sciences coloniales' en Belgique [1] et des réseaux intellectuels actifs dans les revues juridiques. [2]. À partir des indices glanés dans les archives, le projet construira une analyse systématique des parcours et des filiations intellectuelles, des stratégiques socio-économiques et des intérêts convergents des trois piliers du monde colonial. Depuis 2011, la priorité a été donnée à l’étude de l’installation de cette justice et de ses premiers magistrats, pendant la période de l’EIC (1885-1908). Il s’agit à présent de mener à son terme les phases suivantes : Congo belge (1908-1960) et Ruanda-Urundi (1923-1962) pour couvrir les juridictions et les données publiques jusqu’à la fin de l’époque coloniale. Les travaux antérieurs ont suggéré les ressources limitées du budget à la disposition de l'administration de la colonie et des territoires sous mandat [3, 4]. Si l'essentiel du budget est consacré à la Force publique, la mise en place d'un système judiciaire repose sur l'action croisée de l'administration territoriale et d'une magistrature coloniale [6]. Avec des moyens humains limités et mutés sur une base triennale, les réseaux se mettent en place par l'activité quotidienne de ces magistrats. D'où l'intérêt d'exhumer ces multiples liens qui se tissent au gré des années passées au Congo et au Ruanda-Urundi. Pour les années 1910-1962, les dossiers de carrière des magistrats existent et leur consultation peut faire l’objet d’une dérogation. Les données issues de cette collecte seront directement intégrées dans la base de données « prosopographie et répertoire de la magistrature belge» [6], afin de pouvoir être analysées dans une perspective prosopographique, incluant une dimension réticulaire et une approche trajectorielle.
Dans le domaine très dynamique des études coloniales (cf. état de l’art), la question plus générale du développement d’un droit colonial et d’une justice spécifique, occupe une place fondamentale. En effet, la mise en œuvre du droit et le contrôle de son application par les forces de l’ordre et par la justice dénote de la puissance politique d’un Etat à prendre contrôle du territoire et des gens, à quadriller ce territoire et à y exercer les formes de régulation pour y maintenir sa domination. Mais à travers l’étude du groupe des juristes, il ne s’agit pas uniquement de rapports de domination. La cohabitation de différentes traditions juridiques, et l’invention du droit colonial sont concomitantes à l’essor du droit maritime, commercial ou international et de la globalisation de la culture juridique, ce qui pose la question de la capacité des juristes à modeler un Etat par le « droit » à l’aube du 20e siècle. La question est d’autant plus importante pour la Belgique, que son rôle colonial est régulièrement mis en exergue de manière négative dans la littérature internationale (e.g. scandale du « caoutchouc rouge » ; assassinat de Patrice Lumumba). La colonisation belge est souvent présentée comme un « modèle » paternaliste, animé par des expatriés violents et bornés, dominé par des rivalités missionnaires et dépourvu de vision sociétale. Cette critique s’enracine notamment dans la polémique sur les mauvais traitements des indigènes sous l’EIC et durant les guerres mondiales.
Dès lors, pour contextualiser le travail de l’appareil juridique et du personnel, il importe de connecter ces dénonciations à l’existence d’un projet colonial spécifique, qui différerait selon qu’il s’agisse de l’EIC léopoldien ou du Congo belge.
Étudier la magistrature se révèle un bon observatoire des pratiques, voire même de l’existence d’éventuels schémas successifs de colonisation. Les analyser par l’angle des biographies collectives est une manière de confirmer, d’infirmer ou de nuancer l’existence d’un « modèle d’Etat colonial belge », souvent confondu avec le projet personnel du roi Léopold II.
Peu de recherches ont été consacrées à la mise en place de l’appareil juridique et du personnel qui s’y rattache dans les territoires africains sous tutelle de la Belgique de 1885 à 1962. À ce niveau, la recherche sur les petites puissances dont la Belgique fait figure de parent pauvre par rapport à celle en plein essor relative aux administrations coloniales des grandes puissances européennes (Empire britannique [7], France [8, 9, 10, 11]. Cette thématique s’inscrit également dans le recherche en plein dynamisme sur le rôle du droit dans le « processus » d’occidentalisation du monde [12, 13]. Les résultats veulent donc s’inscrire de manière novatrice dans le courant de recherche sur la construction de l’ordre colonial occidental en résonance avec la construction de l’Etat national et du rôle central de la justice comme administration dans ce processus [14].
Pour rencontrer les objectifs de la recherche, plusieurs hypothèses doivent être formulées et vérifiées. La première hypothèse est que sur le long terme (1885-1960), le système colonial, s’il existe, s’est construit par une triple acculturation [15]. La création de l’EIC correspond d’abord à une étape de formation d’un corps plus ou moins homogène, à partir d’individus d’origine, d’éducation et de projets diversifiés et dispersés sur un territoire immense. De nombreux magistrats sont issus de « petits pays » exclus de la course à la colonisation ou de nations en retard d’unité nationale. À ce titre, la période est comparable au processus de formation de la magistrature belge durant l’annexion à la République et à l’Empire français (1795-1814) [16]. À un deuxième niveau, l’acculturation de la justice coloniale à la justice belge est un processus plus particulièrement mis en évidence depuis la Charte coloniale (1908) jusqu’à l’entre-deux- guerres. La justice se « belgicise », comme le montre l’évolution du Conseil supérieur du Congo, créé en 1889 par l’administration léopoldienne puis supprimé en 1930, avec l’extension au Congo de la juridiction de la Cour de Cassation belge dès 1924 [17]. Un troisième niveau, rarement étudié, concerne l’acculturation du droit belge à la société africaine. Manifeste dès les réformes des années 1920, par l’intégration des tribunaux indigènes à la hiérarchie des juridictions coloniales, ce volet est moins bien connu en raison de l’échec des réformes d’après la Seconde Guerre, et de la rapidité de la transition, en 1960. Influences du droit colonial sur le droit belge, mobilités individuelles de la colonie vers la métropole, intégration du droit colonial dans la formation des juristes, autant de lieux d’observation de cette « africanisation de la Belgique judiciaire » encore méconnus. À ces trois niveaux, l’étude des déterminants du groupe social que forment les magistrats au service de l’Etat colonial doit permettre de cerner les cohérences des pratiques de gouvernance coloniale par l’exercice du droit et de la justice.
La deuxième hypothèse formulée est que la magistrature, ou du moins une partie d’entre elle – par exemple ses membres issus, sous l’EIC, des réseaux humanistes – a pu jouer un rôle modérateur, dans l’exercice d’un pouvoir coercitif souvent arbitraire, lorsqu’il émanait notamment des instances militaires ou administratives. Le premier quadrillage du territoire de l’EIC est de fait essentiellement le fait des militaires, puis des administratifs. Les premières instances judiciaires s’imposeraient progressivement, une fois les zones de pacification rendues à l’administration civile. Dans ce cas précis, il faudrait analyser minutieusement ceux qui, à Bruxelles, forgent la pensée juridique coloniale, notamment à partir de 1895, seconde génération de juristes coloniaux qui prennent distance des serviteurs de Léopold II et ceux qui, sur le terrain, à Boma ou dans les secteurs à reprendre, gèrent le quotidien avec les contraintes financières, budgétaires et communicationnelles de la seconde moitié du 19e siècle. Mettre au jour le profil socio-professionnel de ces hommes est indispensable pour comprendre, au sein de l’administration coloniale, les interactions entre le personnel judiciaire, l’administration et l’armée.
Comment ce personnel, en particulier par les publications juridiques, contribue-t-il à la formation d’un droit « congolais » dès l’EIC et se légitime-t-il comme agent civilisateur par la pensée juridique ? Comment la « belgicisation » de la colonie à partir de 1908 entraîne-t-elle l’arrimage du droit congolais au droit belge, comme le montre l’exemple de la création des cours d’appel de Boma/Léopoldville et Elisabethville ou l’extension de la compétence de la cour de cassation aux décisions des cours et tribunaux coloniaux ? Comment le droit colonial s’autonomise-t-il vis-à-vis du droit métropolitain, notamment dans les justices de première ligne ou via la création des juridictions indigènes ? Quelles sont les phases des réformes de l’administration coloniale et sur quels domaines portent-elles ? Comment les magistrats vivent-il l’affaiblissement du lien avec la métropole en 1914-18, sa rupture en 1940-44 et la crise de 1959-60 ? Enfin, comment l’appareil colonial va-t-il inspirer l’organisation du mandat SDN sur le Ruanda-Urundi, puisque ces derniers territoires sont rattachés dans les limites du mandat, au système colonial congolais ?
Vérifier ces hypothèses, en termes de trajectoires professionnelles construisant un appareil d’Etat, suppose de répondre à de nombreuses questions. Qui sont les hommes qui partent pour des termes de deux ou trois ans ? Quelle est leur formation, leur milieu d’origine (urbain, rural), leur terreau politique ? Quel âge ont-ils ? Quelles sont leurs motivations de départ en Afrique ? Quelles trajectoires professionnelles effectuent-ils ? Quels sont leurs liens familiaux ? L’hypothèse du développement progressif d’une filière d’entrée par la voie coloniale dans le milieu juridique (barreau voire magistrature) métropolitain, contribuant ainsi à des échanges dans le sens colonie-métropole se vérifie-t-elle ? Quelles furent les conséquences des deux occupations de la Belgique pour le personnel judiciaire colonial ? À partir de l’entre-deux- guerres et surtout après 1945, lorsque la population « blanche » de la colonie se « belgicise » et s’installe dans la durée avec l’arrivée de femmes et d’enfants, assiste-t-on à la création d’une administration « africanisée » (« pieds-noirs ») ou le petit nombre de coloniaux maintient-il un système rigide et autoritaire contrôlé de Bruxelles? Enfin que deviendront ces juristes lors des indépendances ? Autant de questions supposant une connaissance de la composition du personnel administratif disposant de compétences de jugement sur le territoire d’Afrique centrale.
Y répondre est devenu possible par l’accès et le traitement des registres et dossiers du Service du Personnel d’Afrique (SPA), conservés aux Archives des Affaires Étrangères en complément de nombreuses sources imprimées sous-exploitées (Bulletins officiels (BO), Annuaires, recueils de circulaires...). L’étude de la période de l’Etat Indépendant du Congo (1885-1908) repose sur les registres SPA qui se poursuivent jusqu’en 1913, complétés par les BO de l’EIC (1885-1908). Les magistrats actifs au Congo durant les années 1920 peuvent être appréhendés par l’examen de l’Annuaire du Congo belge. Ceux séjournant au Ruanda-Urundi entre 1924 et 1962 sont renseignés par le Bulletin officiel du Ruanda-Urundi. Les juristes partis pour le Congo belge dans l’ère comprise entre 1930 et 1960 sont repris dans le Bulletin officiel du Congo belge. Cette liste peut être complétée par la lecture de registres tenus par l’administration coloniale tel le Registre du personnel judiciaire en congé (1947-1952). Les dossiers personnels des magistrats conservés à la Bibliothèque et aux Archives du Ministère des Affaires étrangères (environ 600) sont soumis à dérogation : le service, malgré son personnel restreint, a accepté de donner accès aux fiches de carrière des magistrats et d’analyser, à la demande, les dossiers qui pourraient sembler les plus pertinents, en vue de recherches qualitatives plus poussées.
Ce faisceau de questions et l’exploitation des sources seront noués en gerbe autour d’une méthodologie : l’analyse des réseaux sociaux (SNA). En effet, le personnel de la magistrature coloniale se prête particulièrement bien à une étude des réseaux, qui nécessite une délimitation assez nette du groupe social étudié, tenant parfois du « petit monde » [18]. La base de données relationnelle « prosopographie et répertoire de la magistrature belge » permet de générer une cartographie des individus et des liens qu’ils tissent entre eux, ces liens étant à la fois caractérisés dans leur nature (familiale, amicale, professionnelle, etc.) et inscrits dans le temps. Conjuguées à une analyse qualitative dédiée à l’investissement des acteurs dans le lien, les cartes produites sur base des sources historiques – bien que forcément incomplètes – génèrent des agencements éclairants [19].
Une analyse de la socialisation des magistrats coloniaux, posée en termes de concentration/dispersion, homogénéité/hétérogénéité, interconnexion/indépendance, symétries/dyssémétries, est susceptible d’éclairer leur constitution en tant que corps social, et ce sous bien des aspects : modes d’intégration, perméabilité des différents groupes (Métropole- Colonie, Est-Ouest), poids de la structure et des interactions sur les modes de comportement [20]. Cette approche sera couplée avec une analyse des trajectoires selon la méthode de l’appariement optimal « optimal Maching Analysis » [21], afin de dégager des logiques de carrière en fonction de critères multiples.
Le dispositif choisi concerne deux doctorants qui travailleront en interaction étroite sous la responsabilité des trois promoteurs. (cf. Interaction entre les promoteurs).
[1]PONCELET M., L’invention des sciences coloniales belges, Paris, Karthala, 2008.
[2]VANDENBOGAERDE S., « Exegi Monumentum : La Belgique judiciaire (1842-1939) », dans Tijdschrift voor Tijdschriftstudies, 31, 2012, p. 41-58
[3]VANTHEMSCHE G., La Belgique et le Congo (1885-1980), Bruxelles, Le Cri, 2010.
[4]PLASMAN P.-L., « Le pouvoir judiciaire au sein du Congo léopoldien. Entre faire-valoir et élément perturbateurs », dans BRAILLON C., MONTEL L., PIRET B. et PLASMAN P.-L. (éds.), Droit et justice coloniale en Afrique. Traditions, productions, réformes, Bruxelles, Université Saint-Louis - Bruxelles éd., 2014.
[5]PIRET B., « Les structures judiciaires du Congo belge. Le cas du tribunal de district (1930-1960) », dans BRAILLON C., MONTEL L., PIRET B. et PLASMAN P.-L. (éds.), Droit et justice coloniale en Afrique. Traditions, productions, réformes, Bruxelles, Université Saint-Louis - Bruxelles éd., 2014.
[6]MULLER F., « Prosopographie et répertoire de la magistrature belge (1830-1914). De l’utilité des bases de données », dans Clio, revue de l’Association des historiens et du Département d’histoire de l’UCL, n°126, 2007, p. 18-19.
[7]SEMAKULA KIWANUKA M., «Colonial policies and administrations in Africa: the Myths of the contrasts», dans African Historical Studies, 3-2, 1970, p. 295-315.
[8]FABRE M., « Le magistrat Outre-mer, un élément capital de la stratégie coloniale », dans La Justice et le droit instruments d’une stratégie coloniale, Rapport fait à la mission de Recherche Droit et Justice, 2001 ; FABRE M., « Les justices coloniales : clones imparfaits du système judiciaire métropolitain », dans Quaderni Fiorentini, 2005, n° 33/34, t. II, Milan, 2005.
[9]DURANT B., « Le Parquet et la Brousse. Procureurs généraux et Ministère public dans les colonies françaises sous la Troisième République », dans Staatsanwaltschaft, Europaische und amerikanische Geschichten, Frankfurt am Main, Max- Planch-Institut, Klosterman, 2005, p. 105-137.
[10]RENUCCI F. (éd.), Dictionnaire des juristes ultramarins (16e-20e siècles), Paris, 2012.
[11]FARCY J-Cl., « Quelques données statistiques sur la magistrature coloniale française (1837-1987) », dans Clio&Themis, n°4, mars 2011.
[12]BENTON L., Law and colonial cultures: legal regimes in world history, 1400-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 2002 ; BENTON L., A search for sovereignty: law and geography in European Empires, 1400-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.
[13]KOSKENNIEMI M., The gentle civilizer of nations: the rise and fall of international law, 1870-1960, Cambridge, Cambridge University Press, 2002
[14]YOUNG C., The African colonial State in comparative perspective, New Haven, Yale University Press, 1994.
[15]ROUSSEAUX X. et LÉVY R. (éd.), Le pénal dans tous ses états. Justice, Etats et sociétés en Europe (12e-20e siècles), Bruxelles, Université Saint-Louis – Bruxelles éd., 1997.
[16]LOGIE J., Les magistrats des cours et des tribunaux en Belgique (1794-1814). Essai d’approche politique et sociale, Genève, Droz, 1998.
[17]HAYOIT DE TERMICOURT R., Le Conseil supérieur du Congo 1889-1930 : discours prononcé à l’audience solennelle de rentrée du 1er septembre 1960, Bruxelles, Bruylant, 1960, p. 501-504.
[18]BIDART C., « Étudier les réseaux - Apports et perspectives pour les sciences sociales », dans Informations sociales, 2008/3, n° 147, p. 34-45
[19]LEMERCIER C., « Analyse de réseaux et histoire », dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2/2005, n°52-2, p. 88- 112.
[20]DEGENNE A. et FORSE M., Les réseaux sociaux, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2e éd., 2004.
[21]ABBOTT A. et TSAY A., « Sequence Analysis and Optimal Matching Methods in Sociology », dans Sociological Methods and Research, 2000, vol. 29, n°1, p. 3-33.